L’événement le plus exceptionnel du mois est enfin arrivé.
Rohan a peigné ses cheveux pour en ordonner l’hirsute savamment sans l’artificiel du gominé. Le miroir et lui se sont fait des mamours à faire pleurer les amoureux. Il a mis du blush sur ses tâches de bruneur et du gloss pailleté sur ses lèvres. Une doudoune oversize bleu glacée, son indémodable Levis slim et un T-shirt bariolé de héros acidulés : son tentre-et-un personnel. Il lâche un smack bruyant à son reflet avant de lacer ses baskets blanches favorites. Le ciel est à peine coloré d’aurore lorsque Rohan quitte sa demeure.
Aujourd’hui, c’est le ravitaillement en cosmétiques.

Il va pouvoir peaufiner son esthétique. Faire pâlir les cliques.
Les écouteurs enfoncés dans les oreilles, le métisse bat le pavé avec nonchalance. Les gueux l’observent et lui enfonce les lunettes de soleil sur l’arête de son nez aquilin. Le sourire en travers. C’est qu’il ne faudrait pas que quelqu’un manque sa belle gueule et l’éclat de ses canines. Rohan est toujours le premier. Il pourrait profiter des clebs à sa botte pour imposer ce droit par la terreur mais préfère ne pas prendre le risque de froisser quelqu’un qui pourrait lui être utile. Le dernier connard oui, mais pas avec n’importe qui.

Il frappe deux coups avec les phalanges et le panneau de bois coulisse. Le teneur des lieux est un père de famille tassé par les inquiétudes de la pandémie. Le genre vie de merde qui ne soucie personne. Les cheveux argentés ne couvrent que partiellement son crâne et l’épiderme poli donne des envies de rendre au fils Johnson. Les prunelles de fouine l’irritent encore plus parce que le quinquagénaire à la sale manie de ne pas regarder sa clientèle dans les yeux.

_Micha. Quel plaisir. Comment va le petit Tristan ? J’espère qu’il ne boîte plus. Le pauvre petit Tristan a peut-être eu le malheur il y a quelques semaines de jouer au ballon aux abords de la demeure Johnson. La malheureuse coïncidence du sort a voulu que comme par hasard un vase de porcelaine chinoise se fracasse pile au même moment du mauvais côté de la fenêtre. La sénilité de mère a eut bon dos encore une fois. Il écoute Rohan. Mais il s’en fout. Il veut les articles. Il va tout acheter et demain à l’hosto, les gus vont s’effarer avec cet emballement aussi embarrassant que l’enthousiasme pour la météo que les produits pour le peau sont encore en rupture de stock. Quelle bande de cons. Ah bah je suis bien rassuré. Je te laisserai un billet en plus quand même. Les prix de la pharmacie ont encore flambé avec les prépubères qui s’aventurent dehors pour faire des cochonneries dans le dos de leur parent.

Micha acquiesce et Rohan regarde sa silhouette disparaître dans l’arrière-boutique. C’est son moment. Il plie les genoux pour être au niveau des étagères pas encore vides. Il porte une main à son cœur en reconnaissant la crème de jour. L’exacte réplique que celle dérobée par Night. La bonne fortune lui sourit et il lui rend les phalanges tendues vers le Graal.