Il était une fois…
un château magnifique hérité du passé. Les fortifications faisaient la fierté des habitants. La renommée des lieux remplissait les caisses. Le vestige attirait des invités de marque du monde entier.
Les tourtereaux s’y galocheaient amoureusement à renfort de serments. Le dernier des vauriens ne dormait jamais le ventre vide. Les marginaux y trouvaient un repos mérité à leur pèlerinage. Les saltimbanques ambulants s’y délassaient pour trois fois rien.
Chacun vantait son hospitalité.

Avec leur mouchoir dans le vent, ça criait, on reviendra l’année prochaine.

Les terres s’inondaient d’écarlate, ocre et cannelle. L’eau diluvienne de la mousson devenait lit blanc. Le vent glacial mordait en pagaille. Les souffles se transformaient en nuages blancs et opaques. Il poussait des crocs de glace sur les branches et les enseignes. Le dernier trappeur venait réclamer de l’huile pour sa lampe.


La destination touristique prisée n’était plus qu’un cercueil en hibernation.


Rohan préfère l’été.

Il sourit quand les rues sont chargées de touristes. Il connaît par cœur le domaine. Il aime être le guide. Il marche dans les traces de papa. Il offre son tour privé contre des sucettes. Il déroule les secrets de l’histoire comme du papier à musique. Il ne parle qu’à ceux qui s’habillent bien. Il envie leur vêtement venu des villes qui ne dorment pas. Hugh lui a promis de l’emmener en zone urbaine.

Alors quand vient l’hiver et son ennui, Rohan rêvasse.

Il imagine le grand shopping avec son père. Il invente le regard brillant de jalousie des autres. Il dessine son sourire de soleil et leurs larmes de crocodile. Il fredonne des musiques de triomphe apprises au piano et à la télé. Il confectionne à l’avance les phrases hautaines pour la rentrée. Il sélectionne qui il y n’invitera pas à jouer à sa nouvelle console de jeux vidéo.

C’est long. C’est sans fin. C’est insupportable.

Ce temps écrase la moitié de l’année dans le morose de son humeur.


Si bien qu’à ses treize ans, le jour du flash info, ses yeux brillent d’excitation. Rohan reconnaît Nashville, la voisine plus laide de son château. Il voit des images où se mêlent désespoir, flammes et gaz. Il dévisage les sourcils froncés de papa.
Papa, ce maire ennuyeux.
Papa, ce roi rouillé.
Papa, je t’aime pourtant.
Sa nervosité met son fils sur le qui-vive. Le souci abîme sa peau déjà parcheminée. Il a les cheveux poivre et sel de l’expérience des responsabilités. Sa voix grave et assurée pour conquérir les électeurs. C’est un leader né. L’apocalypse le prouvera. Il est l’homme de la situation et son expression exprime qu’elle lui échappe déjà. Le nez de Rohan se plisse d’incompréhension. C’est le tic anxieux de maman de se faire du mouron en froissant les narines.

L’intuition de son modèle a parlé.
C’est la débandade.
Beaucoup trop vite et beaucoup trop fort, le monde convulse d’agonie et de panique. Hugh n’a rien négligé, ni les rations, ni la survie. Il manœuvre, serre des mains et imperceptiblement se prend au jeu. C’est un vieux fauve rongé par la mortalité. Il est animé du désir de laisser son empreinte dans ce drame. Il veut son nom dans les manuels des enfants de Rohan.
Petit à petit, ça le grignote d’être le souverain d’un peuple inconsistant.
Ses sujets ne sont pas loyaux. Ils ignorent l’essence de la reconnaissance. Ils sont aussi misérables et pathétiques que Rohan se l’était imaginé. C’est une telle cohue dans la rue qu’on enferme le prince à double-tour dans les donjons. Il n’a pas de chevelure à jeter par la fenêtre. Le maître d’armes payé grassement lui enseigne les rudiments du maniement des armes. L’héritier au trône maudit s’arc-boute dans sa prison dorée. Il est curieux de la forme de ce désastre de mitochondrie.
Papa, cet idole absent.
Papa, ce champion dépassé.
Papa, j’aurais aimé pourtant.
Dans son écuelle lustrée, il n’y a rien à lire d’autres que le reflet poli de l’indifférence du monde à sa grandeur. Il est frustré et engourdi de cette inaction. Bientôt, il boue. Il prépare en secret l’extermination des fripons qui rendent les rues infréquentables. Il accroche des revolvers à sa ceinture. Il brise le miroir pour s’en faire des poignards. Il est prêt à donner l’assaut lui aussi. Il va étouffer le soulèvement des ennemis de papa.

Rohan dévale enfin les escaliers vers la lumière. Il est prêt à faire étinceler les yeux de son paternel. Il a enfin fini de construire sa légende de chevalier impérial. Il va pouvoir jouer le rôle du protagoniste. Il l’a rêvé si fort ce jour, son tour.
Son expression se déconfit à l’instant où il retrouve le Heaven Est de son enfance.
Il y a la même lumière blanche qui se jette sur les façades. Il y a les mêmes clochards qui mendient. Il y a encore le contour si singulier et apaisé de la paix.

Son père serre son épaule, murmure : tu ne crains plus rien mon fils.

L’acteur émérite ne peut retenir un flot de larmes de désespoir et de colère enfantine. Il sanglote avec tout son corps alors que son père le serre avec émotion. Hugh lui chuchote tendrement son amour et son soulagement. Rohan est dévasté que l’utopie est reprise possession de son monde. Il n’en peut plus de se dire que la terre est à feu et à sang sauf chez lui.
Papa, ce héros idiot.
Papa, cet empereur exaspérant.
Papa, je t’aime moins pourtant.
Il rentre au château le visage défait. Les premiers jours, il espère que la quiétude sera passagère. Les monstres pourraient détruire les remparts. La foule sournoise tenterait de se rebeller une seconde fois. L’ordre martial du WLF a le potentiel d’un retentissant coup d’Etat. Il vendrait son âme pour l’ébauche d’un divertissement. Il ne se passe rien. Assez tôt, il n’en peut plus de la cacophonie des niaiseries et du roucoulement du comme avant. Il est tourné en ridicule par la normalité.

Rohan ne renonce pas. Il sera le prochain monarque. Avec lui, fini le mirage de sucre glace. Il brûlera les traîtres. Il organisera des battues pour éliminer les créatures maléfiques. Il réduira à l’esclavage jusqu’au dernier des Hunters. Il conquerra plus qu’un tas de ruines. Il étendra son empire aux confins de Snowburry. C’est ce qu’il pense. Il est minutieux. Il a tout calculé. La mort de son père dans vingt ans. La foule en émoi et le fils brisé reprenant le flambeau. Deux décennies, c’est beaucoup de temps. Il construira un réseau parmi les informateurs. Il aura la Milice à sa botte. Il mangera le cœur de son public en dessert avec des mots de miel. C’est un conte digne des demeurés qu’il gouvernera.
Il n’y a rien d’autres à faire qu’attendre. Il se fait pistonner pour un poste de secrétariat de l’hôpital. Ca fait tache d’être un chômeur fainéant à l’heure de la fin du monde. Il tisse une toile couleur maille entre informateurs, miliciens et lui. Il n’est pas très assidu.
Rien ne presse, il a une jeunesse à savourer et entretenir. Sa beauté dans la fleur de l’âge l’obsède. Ses penchants cruels sont indissociables de son activité. Ca serait la belle vie si Hugh ne crevait pas.
Rohan l’a vu de ses yeux.
Il y avait le banquet familial à l’abri des regards. L’énorme pintade ce n’était pas maman pour une fois. Ils se disaient des banalités baveuses comme souvent. Papa se met à tousser. Il frappe son thorax avec la main. Il vire rouge puis mauve. Il fait tomber sa chaise en arrière. Le reste de corps ne tarde pas à suivre dans gargouilli d’écumes. Sa mère crisse, glapit, fait des concerts de gorge en brassant beaucoup d’air avec ses ailes.
Rohan mastique le regard fixe. Le dernier râle l’arrache à sa rêverie. Il fait tinter une cloche et le personnel rapplique. Maman hurle à l’empoisonnement et son fils se pince l’arête du nez avec humeur.
Papa, bouffon agonisant.
Papa, cadavre pathétique.
Papa, je ne t’aime plus pourtant.
Les journaux ont titré qu’il était mort de vieillesse. La mairie bourdonne d’une rumeur d’aconit saupoudré par son épouse. Heaven Est est au paroxysme du kitsch. Le cancan des ménagères est encore plus pitoyable que la vérité. Rohan ne s’est même pas donné la peine de la partager. Maman a giflé le médecin légiste. Il l’a laissé jouer les hystériques en roulant des yeux. Elle n’a qu’à être désespérée pour deux. Ses orbites sont sèches.
Il pince les lèvres. C’est une belle opportunité d’accélérer les rouages de son stratagème. Il lui manque encore trop d’éléments. Ca l'agace mais ce n'est pas si lumineux d'être orphelin. C’est un peu présomptueux de s’offrir en remplaçant dès maintenant. Il ne sait pas de quel bois sera fait.e le.a remplacant.e d’Hugh. Il s’est relâché. Il avait le temps. Ce décès a fragilisé sa position. Il va falloir mettre les mains dans la cambouis. Il examine encore l’héritage dodu dont il a hérité jusqu’au dernier dollar. Il a un sourire en coin.
La gloire n'a jamais été aussi proche.