Enfant qu'on n'attendait plus chez les Boisvert. Enfant dont on avait tant rêvé qu'on avait fini par penser qu'il ne quitterait pas le monde onirique pour les bras des parents qui l'attendaient.

Enfant qu'on présente aux familles, les étoiles et les larmes dans les yeux. Enfant qu'on présente à Dieu, la fierté dans les poumons, la main qui caresse les cheveux qu'un prêtre vient de mouiller.

Yue Liang est comme elle l'était dans le monde onirique, lui disent ses parents. Un poupon obéissant et docile, au sourire tendre et au rire cristallin. Le genre de petite fille qu'on n'a pas peur d'emmener partout, encore moins à l'Eglise.
Yue Liang docile, Yue Liang pieuse, qui prie à genoux devant les bancs  en bois, près des cierges, sous les couleurs que projettent les vitraux et le regard protecteur de Celui qui, tout là-haut, l'a bercé avant de la laisser rejoindre le commun des mortels.


Petit garçon aux cheveux ébouriffés, a l'air un peu perdu dans l'église trop large pour un enfant aussi petit, le plus petit de ses frères, mais un peu plus grand que Yue Liang, parce qu'elle doit lever les yeux pour le regarder, le petit Achilles qui vient lui parler après la Messe, sur les marches de l'église, quand leurs mamans échangent, décident d'aller chez les Boisvert pour un café, une après-midi au soleil, dans le jardin.

Petit garçon aux cheveux ébouriffés qui s'installe avec elle sur la balançoire, qui parle un peu de ses frères, l'écoute parler de ceux qu'elle aurait aimé avoir, qui répond que c'est pas si chouette que ça, d'avoir des frères.

Adolescent aux cheveux ébouriffés qui l'attend devant le collège catholique qu'elle a intégré. Yue Liang aurait bien aimé aller à l'école avec Achilles, mais ses parents avaient insisté - cette école-ci était bien meilleure, elle fera de toi une grande Dame, c'est certain. Petit Achilles, un peu plus grand, un peu moins petit garçon, attend contre la grille, ne lui prend la main que lorsqu'ils prennent le virage en bas de la rue, que les surveillants ne les voient plus, parce que s'ils voyaient les baisers qu'ils s'échangent timidement, ils appeleraient les parents de Yue Liang, c'est certain.

Adolescent a l'air un peu niais, mais celui de Yue Liang a l'air dix fois plus ridicule, parce qu'elle est dix fois plus rouge, qu'elle rit un peu pour rien, qu'elle lui serre la main un peu trop fort, et qu'elle a l'air drôlement déprimée, quand elle rentre chez elle, ferme la porte derrière elle, que les échos des rires se taisent, que la chaleur dans sa main se dissipe et que les joues deviennent moins roses.

Adolescent à l'air coupable, comme celui de la jeune fille, parce que les parents crient, s'insurgent, s'égosillent que c'est pas croyable, de faire ça si jeune, c'est pas croyable, d'être aussi immature et stupide Achilles, c'est pas croyable de se moquer autant du Seigneur et de ses enseignements, Yue Liang, on te croyait mieux que ça. C'est pas croyable, de foutre sa vie en l'air comme ça, c'est pas croyable et pourtant on aurait du s'en douter.

Bien sûr, parce qu'apparemment le Seigneur n'accepte pas qu'on lui renvoie les nouveau-nés qu'il fait descendre ici-bas, le tout petit que personne n'attendait resterait quand même ici. On a dit a Yue Liang qu'elle assumerait, parce que si tu te crois assez grande pour faire des idioties pareilles, tu es assez grande pour en assumer les conséquences.
En assumer les conséquences, mais avec honneur.
Parce qu'il faudra bien lui expliquer, au prêtre qui baptisera le tout petit, pourquoi c'est Yue Liang, petite gamine de même pas dix-sept ans, qui tient le nouveau-né dans ses bras.

Papa a dit qu'on ne poserait pas de questions si mariage il y avait.
C'est un peu tôt, a retorqué Maman. Ils ne le savent pas, mais ça n'étonnera personne. Ça n'étonnera pas les voisins qui voyaient Yue Liang se glisser régulièrement hors de chez elle, par la fenêtre, tard le soir ou en plein milieu d'après-midi, prendre son vélo et pédaler jusqu'à l'orée des bois, là où se trouvait leur petite cabane, à tous les deux.


Achilles s'installe à la maison. C'est un peu étrange, comme tournure d'événements, ça paraissait trop beau, mais les parents sont sur le qui-vive, tout le temps. Achille n'est pas très à l'aise, et ça se voit, parce qu'il n'aime pas les parents de Yue Liang, que c'est réciproque, que l'ambiance est pesante, et elle s'en veut un peu, Yue Liang, de lui infliger ces choses nocives, lui qui en a déjà connu trop.
Achilles avait eu raison, quand il avait affirmé que c'était une petite fille, que c'était certain. Alcmène est toute petite, dans les bras d'Achilles, devenu bien grand. Yue Liang est toute petite à côté. Achilles est confiant, il a le torse bombé. Yue Liang est un peu maladroite, quand elle tient le nouveau-né. Elle ne gigote pas beaucoup, pourtant, mais elle a toujours peur de la voir chuter, parce que le monde se briserait aussi, si elle venait à la lâcher.

Achilles veut son appartement, son chez-lui, loin des Boisverts et de leurs yeux inquisiteurs, des mains qui s'emparent un peu trop d'Alcmène, des lèvres qui leur disent de faire comme ci et pas comme ça, de ne pas l'habiller comme ça et de ne pas trop la porter. Les négociations sont longues, mais les parents finissent par accepter ; ils sont même prêts à les aider financièrement, à condition qu'on leur laisse Alcmène pour certains week-end.
C'est agaçant, mais Yue Liang ne dit rien, parce qu'elle préfère un là-bas que son ici. Parce que Yue Liang ne dit jamais grand chose, de toute façon, qu'elle ne décide vraiment de rien chez les Boisverts.

Achilles travaille dur, Yue Liang passe les premières années d'Alcmène avec elle. C'est doux, c'est tendre, si bien qu'elle est prête à supporter la présence de ses parents les Dimanche, après la Messe, leur voix agacée en voyant les vêtements de la petite.
Achilles est bien grand, maintenant, Yue Liang doit toujours lever les yeux pour le regarder. Elle a toujours l'air bête, quand elle le fait. Même maman, le lui dit, que t'as l'air niaise, que t'as l'air simplette, ma pauvre fille. Elle le remarque parfois, elle se fait la réflexion, qu'elle a l'air bête quand elle rit comme ça - mais elle recommence toujours, c'est comme ça.


On n'imagine pas vraiment qu'un jour le monde puisse tourner si mal. On n'imagine pas vraiment qu'il puisse se briser pour de bon. Yue Liang elle n'imagine pas que là-haut, Celui qui l'a toujours tant gâté lui enlèverait tout du jour au lendemain.
On n'imagine pas ce que ça fait la peur, la vraie. Yue Liang elle ne supporte pas bien, ces émotions négatives qui l'étouffent. Elle se surprend à ne pas fermer l'œil de la nuit, bien trop souvent, et à la passer à veiller Alcmène, comme si les abominations dehors pouvaient passer par la fenêtre et la lui enlever. Elle se surprend à faire les allers-retours entre la chambre de la toute petite et la sienne, parce qu'elle se dit qu'on aurait pu lui enlever Achilles, entre temps. Elle a fini par faire dormir la toute petite avec eux, pour se sentir un peu rassurée, se dire que les abominations dehors ne pourront lui enlever ni Alcmène, jolie Alcmène qui bouleverse son cœur et sa tête, ni Achilles, gardien éternel de ce qu'elle sent battre sous sa poitrine.

On n'imagine pas vraiment que le monde puisse sombrer un peu plus.
Yue Liang ne supporte pas bien, que tout s'enfonce vers les abysses. Qu'on les ballote de Zones de Quarantaine en Zones de Quarantaine, pour finalement les laisser seuls, sans repères et sans protection, une petite fille au bras.
Anne, cette femme bien trop forte pour ce monde, bien trop lumineuse pour les abysses, elle lui a montré, qu'on ne sombrait que si on le voulait. Qu'elle pouvait prendre Alcmène au sourire bouleversant et Achilles aux bras vaillants et les emmener loin des abysses.

Yue Liang le lui accorde, à Achilles, que les Seraphites sont particuliers. Mais les Seraphites ont survécu, loin de la FEDRA et des Lucioles, loin des terroristes qui ont repris les Zones de Quarantaine. Les Seraphites, c'est la garantie qu'on ne lui enlèvera ni Alcmène, ni Achilles. Elle en est persuadée, si fort, tellement fort, qu'elle a l'impression de mal faire, lorsque, quelques jours seulement après leur établissement à Haven, elle suit Achilles jusqu'au port.

On n'imagine pas vraiment que les abysses puissent essayer de vraiment vous happer. On n'imagine pas ce que ça fait, de se retrouver aux portes de la Mort, ou presque, de la voir sourire et tendre la main.

Yue Liang n'est pas très prudente, parce qu'il y a Achilles avec elle, et qu'Achilles l'a toujours protégé de tout, si bien qu'elle n'a jamais ressenti le besoin de le faire. Comme s'ils étaient entourés d'une bulle, tous les trois, increvable et inatteignable.
La bulle n'existait pas, ou bien elle a été percée - Yue Liang ne l'a su que lorsque la mâchoire sur son bras a crevé la chair, fait couler le sang et semer la panique, l'hystérie et la folie.
Yue Liang l'attend, la folie, la mort dans l'âme déjà, le cœur en miettes et les mots désespérés. Elle s'accroche tellement fort à Achilles, aux bras si vaillants qu'il trouve la force de l'attacher loin de lui, loin d'Alcmène, qu'elle prend peur un instant, qu'elle se demande si elle ne lui a pas écorché les bras.

Achilles avait raison, quand il a dit que tout irait bien, parce que les abysses ne sont pas revenues pour l'emmener, parce qu'elle a pu reprendre Alcmène contre elle et serrer la main d'Achilles. Les mots d'Anne la frappent, de nouveau - c'est parce qu'ils ont essayé de quitter Haven, que c'est arrivé, c'était un avertissement de Lui, là-haut, parce qu'Il les protège encore, parce qu'Il veut leur dire que mettre un pied en dehors d'Haven, c'est mourir. Qu'Il t'épargnera cette fois, Yue Liang, mais peut-être pas les prochaines, qu'il n'épargnera peut-être pas Achilles, pas Alcmène.


Achilles ne revient pas à Haven.
Yue Liang tient la main de la petite Alcmène, l'emmène dans leur petite cabane en bois. Elle la coiffe pour la nuit, elle lui dira que ça ira, il reviendra Papa. Parce qu'elle le pense vraiment, et qu'elle attend vraiment.
Elle se confie à Anne, à propos d'Achilles, à propos de la morsure, et Anne promet de garder le secret, parce qu'elles sont certaines que c'est un signe de Lui, là-haut, que la place de Yue Liang est chez les Seraphites, et qu'elle leur est importante.

Le jour, elle prend soin du Sanctuaire, elle apprend aux-côtés d'Anne.
Les nuits, pendant un mois, elle s'assoit sur le ponton, près du port, avec Alcmène, et elles attendent, toutes les deux. Une barque, un bateau. Elle lui dit, à Alcmène au sourire bouleversant, qu'il s'est peut-être perdu, qu'il est peut-être un peu loin, qu'il met un peu de temps mais qu'il reviendra. Qu'il est peut-être parti chercher ta peluche, oublié à Milton, ou ton vélo.

Elles attendent des heures, et quand la petite tombe de sommeil dans ses bras, elle doit bien se rendre à l'évidence
les abysses c'était peut-être pas la maladie, les abominations dehors et les bombardements.

Anne disparaît, elle aussi, endeuille l'île toute entière, Yue Liang plus que les autres peut-être. Mais elle connaît déjà les abysses. Alors elle est forte, elle a le menton haut
elle mène les Seraphites, promet de se montrer sans pitié avec ceux qui leur ont tout pris. Promet qu'elle les écrasera si fort que plus personne n'osera leur arracher quoique ce soit. Si fort qu'on s'agenouillera, si fort qu'on demandera pardon,
si
fort.